Photo : le parc de la clinique et le chapiteau de la compagnie Hêka, le jour de la fête de la Chesnaie, le 17 juin 2018. Crédits : Élodie Creton pour la Chesnaie

 

Une fois par an, la clinique psychiatrique de la Chesnaie ouvre son parc au public pour sa fête annuelle : les blind-testeurs fous de la Charcuterie musicale, le mur de transistors du TSF Sound System, les rythmes envoûtants de Chatôloco, et une des jeune pousse découverte sur le Printemps de Bourges 2018, BiVio, se sont succédé, croisés, entremêlés, au cours de ce dernier week-end de printemps. En plus de ce petit festival, c’est tout au long de l’année que la Chesnaie accueille du public dans sa salle de concert, le Boissier : cadre pétillant pour une programmation culturelle rafraîchissante.

 

 

Les habitants du Blaisois doivent la fête de la Chesnaie et la programmation du Boissier au club de la Chesnaie : une association interne à la clinique, qui tantôt ouvre cette dernière aux quatre vents à l’occasion d’événements culturels, tantôt organise des activités – au sein ou en dehors de la clinique – à destination des soignés et des soignants. Ceux-ci assurent ensemble le fonctionnement de l’association, en se partagent les tâches, les responsabilités et les prises de décision.

Comme pour la compagnie Jean et Faustin, installée dans une ancienne ferme, les festivals ruraux itinérants HO et Va jouer dehors !, les cafés associatifs de Lancé et Landes-le-Gaulois, ou encore le Truc festif, organisé à quelques kilomètres de la clinique, cette émission aurait pu s’étendre sur la nécessité urgente de multiplier et pérenniser les structures et événements, de toutes formes et de tous contenus, qui, par leur offre culturelle, redonnent leur profondeur, leur vitalité, et leur habitabilité, à des territoires ruraux et périurbains trop souvent condamnés à n’être que des « zones à usage exclusif ». Résidentielle OU industrielle OU commerciale, chaque usage excluant l’autre comme les grands propriétaires de Sologne étouffent les activités, autres que la chasse au grand gibier, en s’accaparant, en enclosant et en enfrichant sans retour le moindre hectare passant sous leur coupe.

Et de fait, la Chesnaie, à la fois entreprise privée et espace ouvert de soins psychiatriques, d’expression culturelle, de restauration, de gardiennage d’enfants, de séminaires, d’expérimentations architecturales, offre une respiration bienvenue dans notre civilisation multichotomique et compartimenteuse. Si vous avez la chance d’y passer un jour, à l’occasion d’un concert, vous aurez sans doute du mal à savoir si votre voisin de droite est soignant, soigné, jardinier, ou visiteur de passage : la stigmatisation, l’étiquetage, voire l’exclusion, attitude courante, facile, sinon encouragée par notre organisation sociale envers les comportements considérés comme déviants, choquants et marginaux, deviennent soudain une gageure, dès que ces règles de fonctionnement sont altérées…

 

« Ce que l’on veut démontrer par là, quand vous parlez d’agités et de furieux, c’est que la psychothérapie institutionnelle a essayé de montrer, dans les faits, que l’agitation, le gâtisme ou la fureur sont des tableaux morbides qui sont souvent provoqués inconsciemment par les dispositions aussi bien architecturales que les préjugés du personnel et la façon d’aborder ce genre de personnes que sont les malades mentaux. »

 

Jean Oury, dans « Une maison sans clôture, la clinique de la Borde », émission le Point du septième jour, sur France culture, le 21 avril 1974

 

C’est toute la force de la psychothérapie institutionnelle, un courant psychiatrique qui postule que la maladie mentale et ses manifestations violentes, choquantes, déviantes, sont le produit même d’une institution hospitalière contraignante et répressive : c’est avant tout elle qui convient de soigner, afin de placer les personnes en souffrance psychique dans les conditions qui vont leur permettre, d’abord, de vivre en souffrant le moins possible, et éventuellement d’aller mieux et de réintégrer sans traumatisme un milieu extérieur moins protecteur. Et soigner l’hôpital, c’est repenser sa division du travail, ses mécanismes de décision, et même ses codes vestimentaires.

« Pas de blouse blanche » (quasi-slogan des initiés que vous pourrez interroger sur le sujet), encore moins de camisole ;

Partage des tâches et, dans le cas du club et des autres associations présentes sur la clinique, des responsabilités entre soignants et soignés ;

Rotation des fonctions trois fois par an pour les travailleurs de la clinique ;

Gestion collective de la maladie et de ses manifestations, mais aussi des embauches et de la division du travail…

L’objectif : offrir l’opportunité aux soignés d’être actifs dans le fonctionnement de l’institution qu’ils habitent, et non les enfermer dans un statut de « patients-clients » ; éviter, autant que faire se peut, une distinction trop nette entre soignants et soignés, ou encore une spécialisation des personnels source de hiérarchisation… Autant de mécanismes institutionnels qui semblent tantôt dérisoires, tantôt arbitraires, souvent contraignants, toujours contreproductifs, mais qui permettent, en évitant l’enfermement d’un individu dans une fonction, un rôle ou un statut, d’élargir le répertoire possible des interactions sociales, et par conséquent de la constitution, de la réalisation et du développement de la personnalité.

 

Le parc de la clinique de la Chesnaie, le jour de sa fête annuelle, le 17 juin 2018. Crédits photo : Élodie Creton pour la Chesnaie

Le parc de la clinique de la Chesnaie, le jour de sa fête annuelle, le 17 juin 2018. Crédits photo : Élodie Creton pour la Chesnaie

 

« Dès l’instant où l’on commence à répartir le travail, chacun a une sphère d’activité déterminée et exclusive qu’on lui impose et dont il ne peut s’évader ; il est chasseur, pêcheur, berger, et il doit le rester sous peine de perdre les moyens de subsistance – alors que dans la société communiste, où chacun, au lieu d’avoir une sphère d’activités exclusive, peut se former dans la branche qui lui plaît ; c’est la société qui dirige la production générale qui me permet ainsi de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir et de critiquer après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. Cette fixation de l’activité sociale, cette consolidation de notre propre produit en une puissance matérielle qui nous domine, qui échappe à notre contrôle, qui contrarie nos espoirs et qui détruit nos calculs, est l’un des moments principaux du développement historique passé. »

 

Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, 1845-1846, « L’intérêt individuel »

 

Je sais, j’ai l’air de vous parler d’une secte, d’un kibboutz ou d’une communauté hippie, mais les problèmes que ces mécanismes cherchent à résoudre sont au contraire très concrets. Prenez un détenu et son gardien, dans une prison : il leur est impossible d’échapper à leur fonction, qui conditionne absolument le registre qui va fonder, guider, déterminer l’intégralité de leurs relations sociales réciproques. La situation n’est enviable ni pour l’un, ni pour l’autre, même si le gardien domine le rapport de forces induit par cette relation, du fait des règles de l’institution qu’est la prison, et peut au moins partiellement échapper à sa fonction dès qu’il sort de la prison. Le détenu, lui, est coincé : la quasi-intégralité de ses interactions avec autrui (gardiens, administrateurs, avocat, codétenus) sont conditionnées par son statut. Pire, même sorti de prison, ses relations familiales, personnelles, professionnelles, resteront largement marquées par ce statut passé, dans une institution, la prison, qui n’a pourtant rien à voir avec la famille, le cercle d’amis, l’entreprise.

De même, un chômeur qui prend un emploi précaire va-t-il se comporter comme une partie intégrante de la chaîne de production de valeur de l’entreprise, en mesure de faire valoir les droits afférents à sa fonction irremplaçable ? Ou bien comme un ancien, et très probablement futur, chômeur, sera-t-il incité à négliger ses droits, ses envies, ses besoins, afin de ne pas perdre – ou afin de perdre le plus tard possible – les gratifications financières et sociales qui accompagnent son emploi ? La force théorique de la psychothérapie institutionnelle, c’est de réunir aliénation marxiste et aliénation mentale : la folie, comme la criminalité, la pauvreté, le fondamentalisme, et tout comportement considéré comme déviant, choquant, marginal, ne sont pas le produit de la violence ou du vice supposés des individus, mais le produit inhérent du fonctionnement normal de notre société aux idéaux méritocratiques nécrosés.

 

« Dès qu’il y a mise en place d’une instance, ou d’un atelier, ceux qui y sont ont tendance à se regrouper, à se coller les uns aux autres dans un système de cooptation imaginaire, clos. Et il y a création d’un territoire. C’est une tendance dite naturelle. Plus on travaille bien dans un atelier, plus ça se ferme. Ce que j’appelle « la loi » doit intervenir pour casser ces territoires, ou du moins pour les ouvrir.[…] Donc, il y a ce tas de gens. L’institution, quand ça existe, c’est un travail, une stratégie pour éviter que le tas de gens fermente, comme un pot de confiture dont le couvercle a été mal fermé. La mise en place d’un club, c’est un opérateur pour éviter que ça fermente, sans se contenter de résoudre le problème par le cloisonnement et l’homogénéité. Or le problème est comparable quel que soit le tas de gens ; une école, une prison, une usine, un bureau. C’est pour ça que ce qu’on a appelé la psychothérapie institutionnelle – j’ai du mal à prononcer ce mot – est une instance critique de la société dans sa globalité. »

 

Jean Oury, entretien avec Nicolas Philibert, la Moindre des choses, 1997, « L’invisible »

 

Non, cette émission ne parle pas directement de lien ville-campagne, au travers d’un événement culturel aux franges périurbaines du Blaisois, comme elle l’a fait tant de fois auparavant. Mais la rupture qui existe aujourd’hui entre nos territoires urbains et ruraux, entre producteurs et consommateurs de produits agricoles, entre nos modes de vie et les écosystèmes qu’ils détruisent, est elle aussi le résultat systémique de nos modes de transport, de consommation, de divertissement, de division du travail, de décision politique… Bref, de nos modes d’interaction tels qu’ils sont conditionnées par les institutions existantes. Alors que nous ne sachons que mettre l’accent sur la responsabilité de chacun – procédé à la fois culpabilisant et inefficace – c’est l’action directe sur ces causes premières qui permettront d’amorcer les changements que l’on estime souhaitables.

 


La description de la psychothérapie institutionnelle présentée ici est celle d’un profane curieux : elle est donc sans aucun doute partielle et partiale, voire caricaturale. Ci-dessous des sources pour vous faire votre idée :

 

Le sud du Blaisois est l’un des foyers de la psychothérapie institutionnelle en France. Pas moins de trois établissements, séparés d’une trentaine de kilomètres, s’en réclament : la Chesnaie donc, à Chailles, mais aussi la Borde à Cour-Cheverny et Saumery à Huisseau-sur-Cosson. La Borde, fondée par le psychiatre Jean Oury, est sans aucun doute la tête de pont de la psychothérapie institutionnelle en France, et les ressources documentaires à son sujet sont nombreuses. Ci-dessous, « La Borde : une clinique psychiatrique toujours hors-norme », documentaire de Jeanne Aptekman et Christine Robert, diffusé dans l’émission Sur les docks, sur France Culture, le 10 avril 2014.

La Borde dispose également de son club thérapeutique et de son association culturelle.

 

Une dernière citation, utilisée en conclusion du reportage :

« L’exclusion de la lèpre, c’était une pratique sociale qui comportait d’abord un partage rigoureux, une mise à distance, une règle de non-contact entre un individu (ou un groupe d’individus) et un autre. C’était, d’autre part, le rejet de ces individus dans un monde extérieur, confus, au-delà des murs de la ville, au-delà des limites de la communauté. Constitution, par conséquent, de deux masses étrangères l’une à l’autre. Et celle qui était rejetée, était rejetée au sens strict dans les ténèbres extérieures. Enfin, troisièmement, cette exclusion du lépreux impliquait la disqualification — peut-être pas exactement morale, mais en tout cas juridique et politique — des individus ainsi exclus et chassés. Ils entraient dans la mort, et vous savez que l’exclusion du lépreux s’accompagnait régulièrement d’une sorte de cérémonie funèbre, au cours de laquelle on déclarait morts (et, par conséquent, leurs biens transmissibles) les individus qui étaient déclarés lépreux, et qui allaient partir vers ce monde extérieur et étranger. Bref, c’était en effet des pratiques d’exclusion, des pratiques de rejet, des pratiques de « marginalisation », comme nous dirions maintenant. Or, c’est sous cette forme-là qu’on décrit, et je crois encore actuellement, la manière dont le pouvoir s’exerce sur les fous, sur les malades, sur les criminels, sur les déviants, sur les enfants, sur les pauvres. »

 

Michel Foucault, les Anormaux (.pdf), cours au collège de France du 15 janvier 1975

 

Et, enfin, l’émission en podcast :