Image : logo de la coopérative de producteurs « les Chanvriers blaisois ». Crédits : les Chanvriers blaisois.

 

25ème émission de Feuilles vives, avec un reportage sur la filière chanvre en Loir-et-Cher. Sa constitution date de 2011, avec la naissance de l’entreprise « les Chanvriers blaisois », qui réunit aujourd’hui six agriculteurs du département. Notre émission d’aujourd’hui nous emmène d’abord en Petite Beauce, à Saint-Martin-en-Plaine, dans le hameau de Villeroclain : pour David Peschard, de la ferme des Quatre vents, l’intérêt de la culture du chanvre est avant tout agronomique et ergonomique. Une plante relativement simple à cultiver, qui demande peu d’interventions de la part de l’agriculteur. Pas besoin d’herbicides ni de binages, sa production de biomasse importante et rapide lui permettant de couvrir rapidement le sol et de contenir les plantes adventices. Pas besoin de pesticides ou de fongicides, étant donné sa résistance aux maladies comme aux animaux et champignons ravageurs. Enfin, son système racinaire profond permet à l’agriculteur de réduire le travail mécanique du sol pour la culture suivante. Très bonne « tête de rotation », elle facilite l’implantation et réduit la pression des plantes adventices pour la culture suivante (en général une culture rentable comme un blé).

Lien : « Guide de culture du chanvre » (.pdf) par l’institut Terres Inovia, 2017.

 

Le principal débouché du chanvre est l’écoconstruction : matériau microporeux et très résistant, il constitue un très bon isolant utilisé en laine sous les combles, en enduit mélangé à de la chaux, en briques… Vincent Boursier est maçon spécialisé dans l’écoconstruction et le bâti ancien à Thenay, tout près de Pontlevoy. Pour lui, les matériaux biosourcés (.pdf) à base de chanvre, de lin, de bois, de cellulose, de liège, de laine, sont plus chers, plus contraignants à poser – ils demandent plus de temps de travail, des conditions climatiques particulières, et doivent être adaptés aux spécificités du terrain – mais, à la différence des matériaux conventionnels (béton, laine de verre ou de roche), ils « respirent ». C’est-à-dire qu’ils n’enferment pas l’humidité, et permettent ainsi une plus grande durabilité des matériaux isolants eux-mêmes, et du bâti en général.

Lien : « Matériaux de construction à base de chanvre » (.pdf), étude de la Direction de l’équipement et de l’aménagement d’Île-de-France et de l’association Construire en chanvre, juin 2014.

 

L’apparition d’une filière locale avec ses producteurs, ses transformateurs, ses artisans et ses consommateurs, est l’occasion d’aborder la question de l’autonomie des agriculteurs et des artisans, mais aussi du citoyen, à l’égard des grands acteurs économiques. La structuration du marché des produits agricoles place traditionnellement le producteur en position de dominé par rapport aux semenciers, aux industries phytosanitaires et agroalimentaires, aux coopératives de commercialisation et à la grande distribution. L’agriculteur qui n’a pas la capacité de fixer son prix dépend entièrement de facteurs sur lesquels il n’a aucun contrôle pour assurer la rentabilité de son exploitation et se dégager un revenu décent : des cours mondiaux instables, des conditions climatiques de plus en plus imprévisibles, et des aides européennes incertaines. Résultat : ça coince.

 

Franceinfo & Ina, Retour vers l’info, « Agriculteurs au quotidien #2 : la rémunération », 2018

 

Cette situation est le résultat d’un choix politique : celui de pousser à l’industrialisation de la production agricole, afin de réduire les coûts des produits alimentaires pour le consommateur (qui peut ainsi acheter davantage de produits manufacturés et de services, alimentant ainsi la Très-Sainte Croissance économique), et aussi de favoriser le développement de secteurs économiques émergents comme le machinisme agricole, la grande distribution, les industries phytosanitaire et agroalimentaire. La mécanisation, l’intensification, l’agrandissement des exploitations, l’allongement des circuits commerciaux n’est pas le résultat d’un progrès irréversible, mais d’une volonté politique énoncée, martelée, imposée, qui a pour résultat la quasi-extinction du modèle paysan et la dévitalisation des campagnes, en plus des dégâts provoqués sur la biodiversité, la qualité de l’eau et la fertilité des sols.

 

Audrey Maurion, Adieu paysans, 2014

 

En plus de la commercialisation de la fibre et de la tige du chanvre (chènevotte) en écoconstruction, mais aussi papèterie, paillages, litières, et peut-être à l’avenir plasturgie et cosmétiques, David Peschard profite de la certification « agriculture biologique » de 70 % de son exploitation pour transformer et commercialiser la graine de la plante en alimentation humaine. Une presse à huile, une décortiqueuse, une ensacheteuse, permettent à la ferme des Quatre vents de commercialiser toute une gamme d’huiles et de graines. Maître des variétés qu’il sème, des produits qu’il vend et des prix qu’il pratique, l’agriculteur reprend l’initiative sur la conduite de son exploitation, crée de l’activité (de 1 UTH avant la conversion en bio et la mise en place de la vente directe à 3,5 aujourd’hui), augmente et stabilise son revenu.

Même dynamique chez le maçon Vincent Boursier : en se fournissant en matériaux biosourcés chez des acteurs locaux, en voulant développer des activités de formation aux autoconstructeurs, il s’autonomise par rapport aux maçons traditionnels, qui se fournissent chez des industriels de la pétrochimie en position dominante dans le secteur du bâtiment, ce qui leur confère un poids énorme sur la structuration du marché, mais aussi sur l’action politique à l’échelle locale, nationale et au-delà. Ils font par exemple pression pour empêcher la certification de produits artisanaux à base de matériaux biosourcés, comme le chanvre, afin d’écarter la concurrence des grosses commandes et des marchés publics.

La constitution de filières locales unissant production, transformation, commercialisation, sont l’occasion pour chacun des acteurs, et pour chaque citoyen, de s’autonomiser à l’égard d’acteurs économiques qui disposent de toute une batterie de moyens (puissance de communication, réseaux politiques) pour assurer leur position dominante sur le champ économique (à l’encontre même de la doxa libérale et méritocratique). Impossible, aujourd’hui, de se passer de ces immenses surfaces bétonnées en périphérie de ville, qui détruisent nos paysages, ravagent les terres agricoles (souvent illégalement), fragilisent le petit commerce rural ou de centre-ville. Porteuse d’une relation ville-campagne dévitalisée, d’un lien producteurs-consommateurs anémique, d’une dégradation écologique systémique, la position dominante de ces acteurs est totalement justifiée tant que plein emploi et croissance économique restent nos objectifs politiques premiers.

 


Documentation complémentaire :

Traditionnellement utilisé dans le secteur du textile et de la corderie, le chanvre a failli disparaître de l’agriculture française avec l’arrivée des matériaux pétrochimiques ; dans les autres pays occidentaux, les excès de la prohibition de l’usage psychoactif du chanvre ont conduit à une interdiction totale de la culture de la plante. Aujourd’hui encore, sa culture est très réglementée : en France, les plantes ne doivent pas dépasser un taux de 0,2 % de THC (la substance psychoactive naturellement contenue dans le chanvre), et les producteurs doivent chaque année racheter des graines certifiées (réutiliser les graines d’une année sur l’autre provoquerait une remontée naturelle du taux de THC au fil des générations).

De 176.000 hectares en 1870, les surfaces dédiées à la production de chanvre en France ont plongé jusqu’à atteindre 700 hectares en 1970, avant de remonter à 3.800 hectares en 1991 et 15.000 hectares en 2016. Aujourd’hui, plus de la moitié des surfaces de l’Union européenne dédiées à la production de chanvre sont situées en France.

Interchanvre (représentation institutionnelle des acteurs de la filière chanvre), « Structuration de la filière chanvre » (.pdf), 2011, et « Plan filière de l’interprofession du chanvre » (.pdf), 2017

Conseil économique, social et environnemental, « Les filières lin et chanvre au coeur des enjeux des matériaux  biosourcés émergents » (.pdf), novembre 2015

Studio Zef s’était déjà intéressé au chanvre en écoconstruction dans ce reportage de Clémentine Nedelec sur la ferme de la Guilbardière.

 

Extrait musical :

Jean PoiretUne vache à mille francs

 


Le reportage en podcast :